mardi 15 février 2011

je ne crois désormais qu'à la philosophie appliquée à des objets concrets

«Nos états d'âme n'ont rien à voir avec la philosophie»

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Par Pascale Senk
14/02/2011 | 
Stéphane Vial: «La philosophie nous donne le courage d'affronter la complexité des choses.»
Stéphane Vial: «La philosophie nous donne le courage d'affronter la complexité des choses.»

INTERVIEW - Stéphane Vial, professeur de philosophie à l'école Boulle et ancien psychologue clinicien à l'hôpital Tenon, a publié Kierkegaard, écrire ou mourir et Court traité du design aux PUF.

LE FIGARO. - Dans votre parcours personnel, vous avez fait des allers-retours entre philosophie et psychologie. Pourquoi?
Stéphane VIAL. - Comme beaucoup, à l'adolescence, je suis entré en philosophie comme on entre en religion. La sagesse des stoïciens, le réalisme existentiel de Sartre, tout cela m'aidait à l'époque à comprendre ce que je croyais être et croyais devoir être dans un monde que je ne comprenais pas. J'en ai donc fait un métier, en devenant prof de philo. Mais quand, des années après, j'ai vécu des événements vraiment difficiles, la philosophie ne m'a été d'aucun secours.
J'en ai été profondément déçu. Nos états d'âme n'ont rien à voir avec la philosophie. Ils ont à voir avec nous-mêmes, notre enfance, notre histoire, nos souffrances et nos échecs personnels. Seule une psychanalyse, longue et attentive, peut conduire à modifier ces états d'âme, chez ceux qui y sont prêts ou préparés. Fatigué et rebuté par la pure spéculation intellectuelle des philosophes, je me suis donc tourné vers la psychologie et notamment la psychanalyse.
Pourtant, la psychanalyse aussi peut être abstraite et jargonnante…
C'est vrai, parce que pour faire entendre des idées nouvelles il faut parfois jargonner! Mais les concepts psychanalytiques sont toujours étayables, observables sur des cas concrets alors que les constructions théoriques de certains philosophes, qui s'apparentent parfois à des délires, naissent seulement dans la vie mentale et obscure de leurs auteurs.
Si ceux-ci nous fascinent ou nous délectent, c'est en partie grâce à ce que la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor, elle-même de formation philosophique, appelle «le plaisir de pensée», c'est-à-dire «la capacité dont font preuve certains sujets pour retirer du plaisir de leur fonction d'intellection et de leur activité discursive».
Autrement dit, c'est le plaisir pur que l'on prend à l'abstraction pure. Ceux qui n'y ont pas accès appellent cela «masturbation intellectuelle» ou «prise de tête». Il faut dire qu'un tel plaisir est difficile à obtenir. Pour pouvoir se donner, le plaisir de pensée requiert du travail, de la méthode, de la rigueur. Et le simple fait de réussir à l'atteindre devient, par fierté, un plaisir qui s'ajoute au plaisir.
Reconnaissez-vous encore à la philosophie quelques effets bénéfiques?
Bien sûr! Elle nous donne le courage d'affronter la complexité des choses et de «nuire à la bêtise», comme disait Nietzsche. Parfois même, elle peut être le «quelque chose qui sauve»: mais, dans ce cas, ce n'est pas selon moi en raison de ce qu'elle est ou de ce qu'elle a à offrir en tant que philosophie. C'est seulement en proportion de ce que l'on vient chercher en elle. Elle peut donc nous aider à aller mieux si l'on s'accroche à elle comme quelque chose à quoi on s'accroche pour survivre. Mais, dans ce cas, elle ne fait rien de plus pour nous aider à aller mieux que ce que peut faire le sport, l'art ou le travail.
Et aujourd'hui vous êtes revenu vers elle…
Oui, mais je ne crois désormais qu'à la philosophie appliquée à des objets concrets ou à des secteurs tangibles de la vie sociale: philosophie du soin dans les hôpitaux ou philosophie appliquée au design, telle que je l'enseigne aujourd'hui.

Comment la philo nous aide à aller mieux

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Par Pascale Senk
14/02/2011 | 
Réactions (6)

À l'heure où la «science de la sagesse» fleurit partout, on peut se demander quels sont ses réels bienfaits sur nos vies. 


Dessin: Dobritz.
Dessin: Dobritz.
Depuis 1992, date où l'iconoclaste philosophe Marc Sautet exportait sa spécialité des bancs de l'université jusque dans des «cafés philo», le mouvement n'a cessé de s'amplifier: conférences «grand public» sur Platon ou Levinas, séminaires en entreprise pour pratiquer «l'art de s'étonner», salons privés réunissant, tels des clandestins au pays de la téléréalité, des fans de la dialectique hégélienne, consul­tations en cabinet philosophique…

Pas de doute, la philosophie attire, fascine et apparaîtrait presque comme le nouvel adjuvant d'une société qui valorise par ailleurs stress et activisme. Mais lire Platon ou penser la volonté permet-il de vivre mieux? «A priori, seuls les philosophes de l'Antiquité, les Épictète, Marc Aurèle ou Épicure avaient le souci d'ériger la science de la sagesse en art de vivre , note la philosophe Olivia Gazalé, présidente de l'association Les Mardis de la philo, qui, depuis douze ans, a permis au grand public d'assister à des milliers de conférences. Pour le reste, la philosophie cherche à affûter la lucidité. Si cette hyperlucidité permet à certains de s'élever, elle n'empêche pas d'autres de s'effondrer.»
Réfléchir est en effet loin de garantir le mieux-être. Balthasar Thomass, directeur de la formidable collection «Vivre en philosophie» (Eyrolles), témoigne de ce moment où, «jeune agrégé habité par une flamme émotive envers la philosophie», il s'est dirigé peu à peu vers une version asséchante de celle-ci, «en travaillant pendant des années à une thèse très abstraite». C'est là l'une des ombres qui guette tout amoureux de la philosophie: la fuite dans le discursif, le refuge dans le langage conceptuel, sans être capable d'accéder à un au-delà de ce langage.

«Les débats théoriques, la spéculation poussée à son maximum juste pour réfuter les arguments des autres écoles constituent une dérive fréquente chez les apprentis philosophes», reconnaît Balthasar Thomass, qui avoue avoir conçu sa collection de livres de vulgarisation pratique pour se reconnecter à «l'intérêt vital de la philosophie». Grâce à lui, on peut donc désormais «s'affirmer avec Nietzsche» ou «être heureux avec Spinoza».

D'autre part, il ne suffit pas d'apprendre par cœur, tels des slogans publicitaires, des préceptes de sagesse antique pour devenir plus patient ou se libérer de ses angoisses. Certes, ces conseils de vie peuvent nous apaiser à certains moments, «mais seulement à condition qu'ils ne deviennent pas un schéma de pensée prêt-à-porter pour tous, relève la psychanalyste Valérie Blanco, auteur de Dits de divan (L'Harmattan). C'est toujours le risque: qu'une pensée, philosophique ou pas, oublie la singularité de chacun, la cause personnelle de ses souffrances, et vienne juste boucher le trou des questions à se poser.»
Certes, mais, si elle attire autant, c'est que la démarche philosophique procure des bienfaits tangibles. «En lire, s'en imprégner, permet d'aller mieux, assure Olivia Gazalé, mais pas dans un sens psychologique, pas comme un comprimé qui ferait disparaître physiquement les angoisses, mais au sens de devenir meilleurs.

En nous obligeant à nous confronter de manière conceptuelle aux problèmes de l'existence humaine, la mort ou la responsabilité, elle nous amène à devenir plus avisés.» Chaque mardi, devant un public composé en grande partie de seniors qui veulent rattraper le temps perdu, et de chômeurs qui ont du temps, la philosophe constate cette appétence pour la connaissance. «Quand je demande aux habitués pourquoi ils reviennent, ils me le répètent: pour nous sentir plus intelligents.»

Cette soif de penser est aussi forte chez les habitués des Lundis de la philo, orchestrés au cinéma MK2 Hautefeuille par Charles Pépin (le lundi à 18 heures). Le romancier et auteur de Ceci n'est pas un manuel de philosophie (Flammarion) réunit à chaque fois plus d'une centaine d'étudiants des grandes écoles du quartier, mais aussi, plus surprenant, des cadres et managers aux agendas surbookés. «Ils viennent pour penser, c'est tout!» observe avec enthousiasme celui qui peut proposer au menu de ses conférences des thèmes aussi variés que «Qu'est-ce que le courage?» et «Doit-on croire au progrès?».

Selon lui, ce besoin de penser touche de nombreux actifs, qui n'ont tout simplement plus le temps de réfléchir dans leur vie professionnelle. «Le temps d'un exposé, ils souhaitent vivre une expérience intellectuelle forte, explique le philosophe. Une aventure de l'esprit qui éveille et n'apaise surtout pas. «Car le véritable bienfait de la philosophie, rappelle-t-il, c'est de maintenir une intranquillité salutaire. Sans elle, on goberait tout, on ne remettrait plus rien en question. En un mot, on deviendrait plus bête.» Alors oui, la philosophie fait bien œuvre de salut public.